- Maïmonide
- MaïmonideMoïse Maïmonide, né à Cordoue en 1135, vécut d’abord à Fez, puis en Palestine ; il mourut en Égypte en 1204. C’est un rabbin et un talmudiste : il a écrit de longs commentaires destinés à organiser le Talmud. Mais il a profondément réfléchi sur les rapports de la religion et de la philosophie.Dans le Guide des Égarés, il fait la critique de l’attitude des Motekallemîns, musulmans ou juifs : ceux-ci prennent pour point de départ la révélation et utilisent les concepts philosophiques qu’ils choisissent et qu’ils transforment arbitrairement pour les accorder avec la révélation et exprimer par eux des vérités connues par l’autorité. Maïmonide conçoit tout autrement les rapports de la religion et de la philosophie : lui-même, il n’est pas un philosophe ; il trouve « suffisants » les livres qui ont été composés sur la physique, la métaphysique et l’astronomie ; « ces sujets, dit-il, ont été traités dans beaucoup de livres et on en a, pour la plupart, démontré la vérité ». La philosophie est donc chose achevée, et elle a, en elle-même, son principe de certitude : si elle doit avoir quelque rapport avec la foi, c’est donc à condition qu’elle soit prise telle qu’elle est, dans sa valeur intrinsèque. Mais encore à quoi peut-elle servir ? Maïmonide se donne, à la façon de tous les rabbins juifs, comme un interprète du Livre, et un interprète qui veut en pénétrer le sens caché. « Mon but dans ce traité, écrit-il, a été d’expliquer les obscurités de la Loi et de manifester le vrai sens des allégories qui sont au-dessus des intelligences vulgaires... Le traité porte en particulier sur ce qu’il est possible de comprendre du récit de la création et du récit du char céleste d’Ézéchiel, ainsi que sur l’éclaircissement des obscurités inhérentes à la prophétie et à l’existence de Dieu. » Or, comme Philon d’Alexandrie, pour une pareille interprétation, il estime la philosophie indispensable : « Ce traité, déclare-t-il, n’a été composé que pour ceux qui ont étudié la philosophie et qui connaissent ce qu’elle a exposé au sujet de l’âme et de ses facultés ; » la philosophie est donc comme une « clef » pour comprendre certains passages des livres prophétiques. Donc, « la science de la Loi est une chose à part, et la philosophie est une chose à part ; celle-ci consiste à confirmer les vérités de la Loi au moyen de la spéculation vraie ». Il s’agit donc bien, pour lui comme pour saint Anselme, de comprendre la foi, mais non tout à fait dans le même sens : saint Anselme utilisait les règles et les concepts de la dialectique pour prouver les vérités de foi ; Maïmonide, qui connaît la philosophie d’Aristote, confronte, avec les dogmes religieux, les opinions des philosophes accompagnées de leurs preuves. La philosophie achevée à laquelle se réfère Maïmonide est celle d’Aristote, telle qu’il est interprété surtout par Avicenne. Il est certain que les grandes thèses théologiques de Maïmonide : négation des attributs en Dieu, monothéisme, existence de la prophétie, providence et solution du problème du mal, sont présentées par lui comme liées substantiellement à la philosophie. De ces thèses, il indique les démonstrations purement philosophiques. La thèse de la négation des attributs en Dieu se rattachait à une des préoccupations les plus profondes des théologies juives et musulmanes ; en disant de lui dans l’Exode : « Je suis celui qui suis », Dieu écartait de lui tout attribut différent de son être ; or, cette thèse résulte, selon Maïmonide, de l’analyse que les philosophes donnent des propositions : tout attribut, selon eux, exprime soit l’essence du sujet, soit un accident ; au premier cas, il est la pure explication d’un nom ; qu’il s’exprime par une définition telle que : l’homme est un animal raisonnable, ou par une de ses parties (comme : l’homme est raisonnable), il ne saurait convenir à Dieu, parce qu’il y introduirait la composition ; dans le second cas, il introduit la composition en Dieu ; on ne saurait lui donner une qualité, ce qui serait faire de Dieu un substratum, ni un relatif, puisque, selon la Physique, il n’y a de relation qu’entre deux choses de même espèce ; Dieu a bien des attributs d’action : créateur, providentiel, etc. ; mais la physique montre que les actions diverses ne supposent pas l’existence d’autant de formes diverses dans l’agent ; par exemple le feu liquéfie et coagule, blanchit et noircit, sans que l’on puisse lui assigner autant de vertus différentes, puisqu’elles devraient être contradictoires. D’autre part, la physique nous apprend que Dieu ne saurait avoir de passions, en nous enseignant que la passion n’appartient qu’à un être imparfait, ni de privation, puisque la privation n’appartient qu’à l’être en puissance et que Dieu est acte pur. Si, après cela, on énonce de Dieu des attributs de même nom que ceux que l’on assigne à l’homme : puissance, volonté, etc., il faudra que ces mêmes noms désignent des choses toutes différentes chez Dieu et chez l’homme et qu’ils soient seulement homonymes ; car toute similitude suppose que les semblables sont de même espèce. Si l’on énonce de lui l’existence, ce n’est pas comme chez nous où, selon la thèse d’Avicenne, l’existence s’ajoute comme un accident à la qualité, tandis que, chez Dieu, l’être nécessaire, l’essence est l’existence même. Si on lui attribue l’unité, c’est à titre de négation, parce que l’on nie en lui toute quantité discrète ; et, d’une manière générale, si on énonce de lui des négations (comme dans la théologie négative), ce n’est pas pour lui donner, mais pour lui enlever des attributs ; toute négation nouvelle peut ainsi passer pour un accroissement de connaissance.Du monothéisme, du Dieu unique, il y a aussi une démonstration philosophique. Maïmonide l’appuie sur vingt-six théorèmes qui ne sont rien que l’ensemble des thèses de la métaphysique péripatético-avicennienne : impossibilité de la régression à l’infini, théorème de la Physique sur le changement, le temps et la nécessité d’un moteur extérieur au mobile, axiomes d’Avicenne sur le nécessaire et le possible et d’Aristote sur l’être en puissance et l’être en acte, enfin éternité du monde, tel est le point de départ de la démonstration. Grâce à tout cet appareil, on donnera quatre démonstrations de l’unité de Dieu : la première montre comment tous les mouvements de la région sublunaire dépendent de proche en proche du mouvement du ciel qui, lui-même, ne saurait avoir qu’un moteur immobile ; la deuxième se rattache à la Physique d’Aristote et à l’explication qu’en donne Alexandre d’Aphrodisias : s’il y a un moteur qui est mû, et un mû n’est pas moteur, il faut, par raison de symétrie, accepter un moteur immobile ; la troisième repose sur Avicenne, montrant que le possible existant, qui est donné, doit avoir pour fondement un être nécessaire par soi ; la quatrième montre la nécessité d’un acte pur, pour que puisse se produire le passage de la puissance à l’acte, tel que nous l’expérimentons.Il est vrai que, à ces démonstrations péripatéticiennes, Maïmonide en ajoute deux autres, assez différentes : l’unité de Dieu est tirée d’abord de sa simplicité ; car s’il y avait deux dieux, chacun serait composé, puisqu’il aurait au moins un caractère commun avec l’autre, et un caractère qui l’en distingue. L’autre preuve est tirée de l’unité de l’univers où tout est lié. Mais en somme, tout le monothéisme, au point de vue philosophique, reste uni étroitement avec les vues péripatético-avicenniennes sur le monde, dont Maïmonide fait un ample exposé, trouvant « qu’elles sont les moins sujettes au doute et qu’elles se présentent avec le plus de méthode », et que beaucoup sont d’accord avec la Loi. On voit assez que, pour Maïmonide, le système d’Aristote était impossible à remplacer, avec ses sphères célestes douées d’âmes et mues par des Intelligences, dont la dixième et dernière, l’intellect actif, est celle qui déverse les formes dans la région sublunaire et qui fait passer à l’acte notre intelligence, avec les influences particulières qui s’écoulent de chaque planète sur chaque élément et chaque autre planète : « Cet univers ne forme qu’un seul individu », dont le cœur est la sphère céleste « qui par son mouvement gouverne les autres parties de l’univers et qui envoie à tout ce qui naît les facultés qui s’y trouvent, de sorte que tout mouvement qui existe dans l’univers a pour premier principe le mouvement de la sphère céleste, et que toute âme a son principe dans l’âme de la sphère céleste » ; l’homme, qui a dans la raison sa faculté directrice, est un microcosme, et, dans les sociétés humaines, se répètent les mêmes rapports que dans l’univers : Maïmonide reste d’ailleurs fort sceptique sur les hypothèses particulières qu’ont faites Ptolémée et les autres astronomes pour rendre compte du cours des planètes.Ce qui montre l’importance vitale de ces spéculations, c’est que, à cette doctrine du monde, Maïmonide rattache une théorie purement philosophique du prophète ; car le prophète a, chez les Juifs, un rôle religieux et social de premier plan. Cette théorie, tout à fait analogue à celle des Arabes, part du rayonnement ou épanchement perpétuel et immuable qui vient de l’intellect actif : le prophète est celui qui, par sa nature spirituelle et corporelle, est le plus apte à recevoir cet épanchement ; l’inspiration reste donc immuable comme une réalité extérieure à l’homme ; mais chaque homme est plus ou moins apte à la recevoir. « La prophétie est une émanation de Dieu qui se répand, par l’intermédiaire de l’intellect actif, sur la faculté rationnelle d’abord, puis sur la faculté imaginative » ; se répandant sur la faculté rationnelle seule, elle fait la classe des savants spéculatifs, et sur l’imagination seule, celle des hommes d’État, des devins et des augures ; le prophète est celui qui réunit l’un et l’autre ; sa faculté imaginative, réglée par la raison, ne voit alors que Dieu et ses anges ; elle ne lui présente que des opinions vraies et des règles de conduite correctes. Par là, l’épanchement reçu par le prophète, suffisant et au delà à son propre perfectionnement, a assez de force pour se répandre, par lui et par les lois qu’il donne, sur les autres hommes ; toute société réglée est donc à base de prophétisme, et le souverain n’a d’autre rôle que de contraindre à obéir à ses prescriptions.Si fréquemment et continûment que Maïmonide use de la philosophie, si haut qu’il place l’autorité des philosophes, en des matières de leur compétence, il n’accepte pourtant pas leur vision du monde comme un dogme absolument certain. Il ne peut en être autrement ; on aura remarqué qu’une des suppositions nécessaires selon les philosophes pour démontrer le monothéisme, c’est l’éternité du monde, c’est-à-dire la négation de la création dans le temps, qui est enseignée par la Loi. Aussi est-il préoccupé de montrer que, en cette matière, les arguments d’Aristote ne dépassent nullement une probabilité qui n’exclut pas la possibilité de la thèse contraire ; Aristote lui-même, contrairement à ce qu’ont dit Al Farâbi et Avicenne, ne les aurait pas donnés comme démonstratifs ; il prétend encore moins donner lui-même une preuve de la création, comme ont voulu le faire les théologiens musulmans ; mais il suffit de montrer que la thèse qui la nie n’est pas nécessaire ; alors, dit-il, « cette question restant indécise, j’accepte la solution donnée par la prophétie qui explique des choses auxquelles la faculté spéculative ne saurait arriver ». D’ailleurs, cela n’empêche que Maïmonide cherche les raisons qui peuvent s’opposer à l’éternité du monde : à cette éternité est liée la nécessité du monde qui lie le monde à Dieu comme l’effet à sa cause ; or, l’on peut montrer dans le monde la présence d’un dessein, puisqu’on y voit, liées en un tout, des choses de nature fort diverse. De plus, la règle de la nécessité naturelle, c’est, comme l’a vu Avicenne, qu’une chose simple produise une chose simple ; la diversité, à elle seule, s’oppose donc à la nécessité. Telles sont les présomptions en faveur de la création ; mais elles sont bien faibles, si l’on admettait, avec certains « modernes » dont Maïmonide indique l’opinion sans l’adopter, que le monde aurait pu être créé selon un dessein de toute éternité. On ne peut même pas dire que l’éternité ainsi conçue s’oppose à la Loi ; car, si l’éternité du monde était démontrée d’autre part, il suffirait d’expliquer allégoriquement les passages de la Bible dont la lettre affirme la création dans le temps ; la seule éternité qui s’oppose à la Loi, c’est celle qu’a conçue Aristote, « une éternité telle qu’aucune loi de la nature ne puisse être changée et que rien ne puisse sortir de son cours habituel ; ce serait alors saper la religion par la base, taxer de mensonge tous les miracles et nier tout ce que la religion a fait espérer ou croire ».Maïmonide a donc autant de répugnance que d’attrait pour cette philosophie, qui démontre sans doute le dogme monothéiste et la prophétie, mais en partant de suppositions qui sont contraires à celles de la foi ; et la philosophie d’Aristote lui apparaît, au bout du compte, comme un naturalisme qui nie l’action divine. Ne nie-t-elle pas, d’ailleurs, que Dieu connaisse le monde, sous prétexte qu’on ne peut mettre en lui la connaissance de choses sensibles, imparfaites et changeantes, et qu’il ne peut les connaître avant qu’elles soient, puisque ce serait connaître le non-être ? Et la théorie de la prophétie, par les différences naturelles qu’elle introduit entre les hommes, n’implique-t-elle pas que la Providence ne veille pas également sur tous les individus et ne s’applique qu’à l’espèce ? A quoi Maïmonide fait remarquer que toute la difficulté vient de ce que l’on assimile la science de Dieu à la nôtre sans voir qu’elles sont purement homonymes ; pour lui, à ce naturalisme péripatéticien, dont il définit fortement les traits, tels qu’on les verra en Occident du XIIIe au XVIe siècle, à cette doctrine qui n’admet qu’une cause universelle n’ayant égard qu’au tout, il oppose le Dieu « qui, dans tout être, a eu pour but cet être lui-même et qui, toutes les fois que son existence était impossible sans qu’elle fût précédée d’autres choses, a d’abord produit celles-ci ».La spéculation de Maïmonide n’amène donc qu’un équilibre très instable entre la philosophie et la foi, et d’autant plus que la philosophie a pris ici la forme concrète et solide de la doctrine d’Aristote.
Philosophie du Moyen Age. E. Bréhier. 1949.